La même est une autre
par
Jean-Pierre Tison
Lire, mars 1998
Chantal a une
belle situation dans la publicité. Jean-Marc était moniteur de ski lorsqu'elle
l'a connu. Voilà des années qu'ils vivent un amour harmonieux en dépit de leur
différence de revenus (elle gagne cinq fois plus d'argent que lui) et de leur
différence d'âge (il a quatre ans de moins qu'elle). Un jour, alors qu'il
partait la rejoindre, il l'aperçoit sur la plage. Il lui fait signe. Elle ne
répond pas. Il va à sa rencontre. Et, tout près d'elle, il se rend compte que
c'est... une autre. Une femme laide, et vieille. Qu'il puisse encore confondre
la personne qu'il aime le plus au monde avec la première venue le trouble fort.
Il semble simplement oublier que, quand on aime vraiment quelqu'un, on croit le
voir partout.
Pendant ce temps-là, se promenant de son côté, Chantal découvre que les hommes
ne se retournent plus sur son passage. Ça ne lui fait pas plaisir. Jean-Marc la
rejoint enfin mais il trouve que son «visage est vieux et son regard méchant».
Les changements que provoque le passage du temps remettent tout en question.
Ainsi commence L'identité, nouveau roman de Milan Kundera. Ensuite, on voit le
couple passer de la sérénité à la suspicion et se livrer à un espionnage
mutuel. Le cauchemar, quoi. C'est bien d'un cauchemar qu'il s'agit. A la fin,
l'auteur réveille les protagonistes. Ouf!
Il serait facile d'adapter en roman-photo ce récit riche en questions variées:
l'échange de salive et les baisers sur la bouche ne sont-ils pas fastidieux
quand on est vraiment occupé à faire l'amour? Saviez-vous que le fœtus pratique
l'autofellation? Que la partouze a une terre d'élection: l'Angleterre?
Désolation
absolue
Mais il faut
dire aussi la sincère gravité de Milan Kundera. L'identité nous conduit, sans
finasser, dans la désolation absolue. Détail clé: Chantal a perdu un enfant de
cinq ans. Sa famille, ses amis et même son mari osent lui dire qu'une nouvelle
grossesse lui fera «oublier» cet enfant. Quand on aime vraiment les enfants,
n'est-ce pas, on en refait... Discours insupportable à Chantal qui plus tard
ose, elle, confier au petit disparu: «Par ta mort, tu m'as rendue libre. Libre
dans mon face- à-face avec le monde que je n'aime pas. Et si je peux me
permettre de ne pas l'aimer c'est parce que tu n'es plus là. Je veux te dire
maintenant, tant d'années après que tu m'as quittée, que j'ai compris ta mort
comme un cadeau et que j'ai fini par l'accepter, ce terrible cadeau.» Ces
paroles donnent le ton, le poids, l'épaisseur de ce livre.
Milan Kundera
ne prétend pas innover en observant comment se désagrègent l'identité, l'amour,
l'amitié. On dirait qu'il s'applique à bien articuler - certains diraient «ânonner»
- chaque phrase, comme le témoin d'une tragédie qui juge de son devoir d'en
révéler toute l'horreur. «N'insistez pas, on a compris», lui répliqueront les
amateurs de litote, d'euphémisme et de formules joliment enlevées. Pour Milan
Kundera, il ne s'agit pas de briller mais de crier. Et entre deux cris, de
badiner. Il faut bien vivre.
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