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Kundera flâne hors du temps
par Jean-Pierre Tison
Lire, février 1995
Où sont les
rêveries d'antan, les fêtes galantes de Watteau, les jeux de l'amour chers à
Vivant Denon? Hélas! pas dans notre siècle d'images et d'imposture, regrette
Milan Kundera, l'écrivain tchèque devenu français.
On sait bien
que Milan Kundera n'appartient pas à la nombreuse famille des écrivains «fous
du volant», mais les sentiments que lui inspire le «siècle de la vitesse» le rangent
même parmi les nostalgiques du petit trot. Il observe avec sévérité
l'impatience des automobilistes et, bien au-delà de la sauvagerie routière, la
rotation éclair des rois de l'esbroufe et des vedettes de l'Actualité
Historique Planétaire Sublime. Bref, une nouvelle fois il enfonce le clou.
Et à ce clou il
accroche une ouvre de petit format, intitulée La lenteur. Au premier plan: la
«casserole de la célébrité», ustensile exécré du maître. Au second plan: un
château dans un coin de verdure. En s'approchant, on peut voir une piscine au
bord de laquelle un jeune couple est en train de faire l'amour, sous les yeux
de quelques curieux... A la fenêtre d'une chambre, Kundera lui-même. Derrière
lui, sa femme, Véra. Et, dans un lointain à la Watteau, un spectre en costume
XVIIIe croise un jeune motard. Explication: l'auteur et son épouse passent la
nuit dans un château-hôtel également occupé par des congressistes, dont fait
partie le jeune couple, et hanté par les personnages d'un récit de Vivant
Denon, Point de lendemain, dont fait partie le spectre. Une forte ironie pèse
sur ce tableautin, exécuté d'un trait appuyé.
Sous ses airs
de pochade, cette ouvre est un pamphlet. Selon l'artiste, il suffit de comparer
notre société à celle du XVIIIe pour constater l'étendue des dégâts. Le monde
sur lequel brillaient les Lumières n'était qu'étincelle, vivacité, prompte
repartie. Aujourd'hui, les projecteurs semblent braqués sur des lourdauds
pressés. Leurs pensées se traînent, mais ils pilotent de grosses cylindrées qui
leur font battre des records de rapidité. Le port du casque vient un peu tard:
l'intelligence est déjà en capilotade.
Ce roman de
Kundera invite à regretter l'époque de Laclos, où l'on prenait le temps de
réfléchir, de flâner, de retarder délicieusement le moment de la jouissance et
de renouveler la volupté par la rêverie.
Dans Le
mariage, Figaro se plaignait qu'on ait nommé un danseur où il fallait un
calculateur. Que dirait-il aujourd'hui? Selon un personnage de La lenteur, le
danseur est partout. Il occupe toutes les places. Pour obtenir ovation et
adhésion, rien de plus simple: faire un bon geste. Tenir un enfant par la main,
l'abbé Pierre par l'épaule... On peut aller jusqu'à soulever un sac de riz en
Somalie. On aura l'air chargé de toute l'espérance du monde. Mais avant de
jouer les atlantes de la charité il faut bien repérer la caméra.
Milan Kundera
fustige le règne des imposteurs qui tiennent boutique d'altruisme et branchent
leur propre enseigne sur celle de la Douleur. Voilà vingt ans qu'il vit en
France - sa «seconde terre natale» - et quatorze ans qu'il est français. Il
demeure un des trois plus célèbres natifs de Tchécoslovaquie, avec son ami
Václav Havel, devenu président de la République, et son autre ami le cinéaste
Milos Forman, qui fut son élève à l'institut cinématographique de Prague.
Fils d'un grand
pianiste, Milan Kundera avait adhéré en 1948 au parti communiste, mais son
indépendance d'esprit l'en fit exclure au bout de deux ans et il fut contraint
d'exercer toutes sortes de métiers. Après le Printemps de Prague, il s'exila
comme cent vingt mille de ses compatriotes. Professeur à Rennes, et puis aux
Hautes Etudes, il fit tout de suite partie de cette diaspora d'Europe centrale
et orientale désireuse de marquer le «caractère concret de la vie de l'exilé»
et de transformer «le bannissement en départ libérateur».
De son premier
recueil de nouvelles, Risibles amours, aux grands romans, La plaisanterie, La
vie est ailleurs, L'insoutenable légèreté de l'être, ou à ses essais écrits en
français - comme d'ailleurs La lenteur -, Kundera n'a cessé de voir son public
s'élargir. Il ressemble pourtant à Vivant Denon dont il dit dans La lenteur que
le public qu'il désirait séduire «n'était pas la masse d'inconnus que convoite
l'écrivain d'aujourd'hui, mais la petite compagnie de ceux qu'il pouvait
personnellement connaître et estimer».
Et qu'on ne
compte pas sur lui pour faire de la dissidence sa «spécialité». Le pouvoir
communiste l'a pourtant très cruellement «puni». En détruisant par exemple toutes
les matrices des enregistrements de son père. Ou en assiégeant, emprisonnant sa
vieille mère mourante dans son agonie pour, selon Claude Roy, «la dérober un
peu plus au fils lointain».
Dans La
lenteur, il est question d'une fausse dissidence. Celle d'un entomologiste
tchèque. Après l'effondrement du communisme qui l'avait arraché à ses
recherches et contraint de devenir maçon, cet homme arrive à un congrès en
France, avec l'auréole du martyr. Ses confrères l'applaudissent debout, et si
longuement qu'il en oublie de prononcer son intervention. Or, lui seul sait
qu'il n'a été «dissident» que par lâcheté: il n'avait pas osé tenir tête à «une
dizaine d'opposants notoires qui s'étaient engouffrés dans son bureau et lui
avaient demandé de mettre une salle à leur disposition».
Le congrès en question se déroule donc dans le château où Vivant Denon situa
son récit. Point de lendemain raconte l'histoire d'un jeune gentilhomme qui
passe une exquise nuit d'amour avec une dame désireuse de détourner sur lui,
sans le lui dire, les soupçons qui pèsent sur son véritable amant, un marquis.
Quant au jeune motard qui, dans le parc du château, croise le fantôme du
gentilhomme, il vient de copuler en public afin de parodier les exhibitions
télévisées de ceux qu'excite cet «infini sans visages» qu'on appelle
commodément «le monde entier». Mais au cour de l'action son sexe n'a pas suivi.
Il a dû se borner à simuler le coït. Imitant par là le bluff du petit écran.
Kundera oppose
la puissance du vrai libertinage à l'impuissance tyrannique de l'image, les
plaisirs d'Epicure à ceux de la voiture... Le lecteur attentif trouvera bien
d'autres leçons dans les multiples plans et profondeurs de cette fable.
Refusant les interviews l'auteur laisse à chacun le soin de tirer sa morale et conseille
simplement de prendre son temps.
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